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La noblesse des plieurs de parachute (Le sens au travail – 2)


Dans la première partie de cet article, publiée précédemment, nous avons dressé un double constat : d’une part, le sens est fondamental pour nous tous, et il l’est sans doute plus que jamais dans le monde du travail. D’autre part, de nombreuses évolutions vécues depuis des décennies dans le travail ont mis à mal cette question du sens.


Que pouvons-nous alors faire ?


Beaucoup, assurément.


Le sens s’ancre dans le quotidien


D’abord en identifiant précisément ce que chacun attend en ce domaine.


L’étude Deloitte donne des clefs intéressantes. Parmi des propositions de situations concrètes de travail, voici le classement de celles qui contribuent, selon les répondants, à la construction de sens au travail :

  1. Apprendre de nouvelles choses pour un dossier spécifique (15% des répondants)

  2. Montrer à des collègues comment faire (14%)

  3. Etre remercié régulièrement pour ce que l'on fait de bien (13%)

  4. Réaliser un travail difficile et réussir (12%)

  5. Intervenir dans un conflit et contribuer à le résoudre (9%)

  6. Faire une erreur et avoir un collègue qui vous l'explique (8%)

  7. Vérifier et contrôler le travail (6%)

  8. Recevoir une rémunération variable significative (6%)

  9. Ecrire en autonomie une procédure, un mode opératoire (5%)

  10. Obtenir une promotion (4%)

  11. Tenir un délai extrêmement court qui paraissait irréalisable (3%)


On y retrouve, sans grande surprise, les notions d’autonomie et de maîtrise décrites par Daniel H. Pink. On y voit aussi l’importance de la transmission, que l’on soit receveur ou transmetteur soi-même. Celle de la reconnaissance aussi, qui passe par des mots, une promotion ou une rémunération juste… Une autre dimension, peu présente dans ce questionnaire et par ailleurs bien documentée, est celle de la fierté de ce que l’on réalise, du travail accompli [i].


Le sens peut se nourrir au quotidien de ces simples conditions de travail, d’une ambiance bienveillante et stimulante. Un « Merci ! », un « Bravo ! », sincères, y contribuent déjà puissamment.



Se sentir utile à quelque poste que l’on soit


Une autre dimension se situe dans l’utilité de la tâche accomplie.


Pour beaucoup, trouver du sens dans son travail, c’est se sentir utile. « Être homme, c'est précisément être responsable. C'est sentir, en posant sa pierre, que l'on contribue à bâtir le monde » écrivait Antoine de Saint-Exupéry[ii].


Et point n’est besoin, pour cela, d’être au sommet de la hiérarchie. Un médecin urgentiste, Philippe Rodet, s’est intéressé au stress et aux manières de le combattre, notamment en redonnant du sens au travail. Il cite cette anecdote très parlante sur l’utilité que chacun peut avoir à son poste :


« Charles Plumb était un pilote de l’armée américaine dont l’avion fut abattu lors de la guerre du Vietnam. Obligé de s’éjecter, c’est en territoire ennemi que son parachute l’amena. Il fut retenu pendant six années avant de rentrer au pays, où son histoire de guerre retint l’attention de nombreux observateurs. Un soir, alors qu’il dînait dans un restaurant, un homme l’interpella et évoqua des détails de son histoire. Il savait que Plumb opérait sur le porte-avion Kitty Hawk, que son avion avait été abattu lors de sa 76e mission, et il connaissait des détails qui intriguèrent Charles Plumb. L’homme demanda alors à Plumb si son parachute s’était bien ouvert : ce dernier répondit que oui, et que c’était grâce au bon fonctionnement de son parachute qu’il avait pu survivre. Il s’avère que cet homme, venu de nulle part, pliait les parachutes à bord du Kitty Hawk. Charles Plumb l’avait croisé des dizaines de fois, sans jamais voir en lui davantage qu’un ouvrier pliant des bouts de tissu »[iii].


Dans toutes nos organisations, nous sommes environnés de « plieurs de parachutes », dont le soin apporté à leur travail, aussi apparemment modeste soit-il, contribue à façonner un monde meilleur.


Les leviers identifiés, que peut faire chacun à son niveau ?


Le dirigeant a un rôle premier


Du côté du dirigeant, deux leviers nous semblent particulièrement efficaces.


D’abord, partager sa vision et montrer à ses équipes en quoi leur travail contribue à quelque chose de plus grand qu’eux-mêmes, de plus grand que l’entreprise. Cela peut être fait à de nombreuses occasions.


Laissez-moi vous dire deux mots de l’assemblée générale d’une entreprise industrielle, qui a été exemplaire en ce domaine. Le dirigeant de cette entreprise, qui conçoit et fabrique des vannes de précisions, aurait pu insister d’abord sur les résultats financiers de l’entreprise, qui permettaient cette année-là de distribuer dividendes et augmentations de salaires. Il aurait pu aussi commencer par parler des innovations formidables que l’entreprise avait mises au point pendant l’année écoulée. En fait, non. Il a commencé son discours très différemment. Il a d’abord expliqué que dans telle ville voisine, ce matin même, quelque 200 enfants s’étaient levés comme tous les jours, qu’ils avaient pris leur petit-déjeuner en famille, qu’ils s’étaient préparés et étaient partis à l’école, où ils se trouvaient actuellement. Et que cela était possible car ces 200 enfants avaient été opérés avec succès cette année dans l’hôpital de la ville, hôpital équipé avec les vannes de l’entreprise, dont la qualité et la fiabilité avaient contribué à ce que les opérations se déroulent parfaitement…


Une perspective qui ouvre d’autres leviers de motivation qu’un partage annuel des bénéfices, non ?


Impulser une culture par l’exemplarité


Un autre levier qui relève du dirigeant est celui d’impulser dans son entreprise ou organisation une culture bienveillante, un style de management fondé sur le respect, la considération, la coopération. On sait combien, dans l’instauration de valeurs au sein d’une équipe, l’exemplarité des dirigeants est la clef. C’est d’abord au patron d’incarner ces valeurs fondamentales pour le sens que ses salariés trouveront dans leur travail. C’est à lui d’abord de s’ouvrir à la transmission, à la reconnaissance, à l’autonomie accordée, à l’humanisation des relations.

Cela peut passer par une sorte de démocratisation du travail, comme le note Hubert Faes, dans son article sur Le sens du travail : « Le travail peut avoir du sens dans la mesure où il est humain. L’humanité du travail suppose sa libération. Celle-ci a commencé mais n’est pas achevée. Elle n’est pas dans son caractère productif ou créateur ; elle n’est pas dans les exploits techniques ni dans la grandeur des réalisations. Elle est dans le fait que les hommes sont libres de travailler non seulement au sens de libres et en mesure de prendre un emploi, mais au sens d’être acteurs, et non seulement producteurs, avec et au milieu des autres, dans leur emploi. Cela suppose une démocratisation du travail ».


Le sens peut être donné aussi, non plus à partir de la seule activité de l’entreprise (comme dans l’exemple des vannes ci-dessus), mais en greffant dessus une nouvelle mission porteuse de sens. « Le fondateur de Tom Shoes, Blake Mycoskie, est un dirigeant d'entreprise américain typique de la génération Y. Dans son entreprise de vente de chaussures, il a développé le sens en associant une dimension humanitaire. Lorsque son entreprise vend une paire de chaussures, elle en offre une paire à un enfant vivant dans un pays en voie de développement. Ainsi, les salariés et les clients deviennent les partenaires d'une action d'intérêt général »[iv]. Ce type d’action peut être dupliqué partout. Certes il a un coût ; il génère aussi ses propres bénéfices, en termes de motivation et d’efficacité des salariés.



Managers et salariés sont aussi responsables du sens


Les dirigeants ne sont pas les seuls à contribuer à donner du sens au travail dans les organisations. Les managers, à quelque niveau qu’ils se trouvent, ont un rôle majeur à jouer. A eux aussi d’être exemplaires dans les valeurs porteuses de sens (cf. ci-dessus). A eux également de prendre en compte cet objectif dans l’organisation du travail, et d’agencer les tâches et les environnements dans lesquelles elles sont accomplies, en créant les conditions favorables : reconnaissance, autonomie, responsabilisation, équité… A eux enfin d’instaurer une ambiance propice à la collaboration, à jouer le collectif, afin de répondre à cette question majeure : pourquoi / pour quoi travaillons-nous ensemble ici ?


Et dans cette chaîne de valeurs du sens au travail, le dernier maillon, le plus important sans doute, est le travailleur lui-même.


De plus en plus responsabilisé, c’est à lui de trouver ses propres réponses, y compris sur le sens. « A l’heure où le risque existe pour les entreprises de s’emparer de certains concepts humanistes pour en faire des outils manipulatoires, il importe de rappeler que chacun de nous a entre les mains de quoi fabriquer du sens. Entendre par là, n’attendez pas des autres qu’ils créent les conditions pour vous. Il y a décalage entre vos aspirations et la réalité ? Agissez, avec lucidité. Ne perdez jamais de vue que vous avez le choix, toujours, et que le plus apte à façonner votre job et par extension, votre vie, c’est vous. Si votre choix est de vous maintenir dans une position insatisfaisante mais acceptable, actionnez tous les leviers pour fabriquer le sens qu’il vous manque. Si votre choix est de refuser ce qui, à vos yeux, n’est pas acceptable, tranchez. Personne ne dit que c’est facile » écrit fort justement la journaliste Sophie Girardeau.


Et comme le propose tout aussi justement l’enseignant-chercheur Pierre-Yves Gomez, demandez-vous souvent si votre travail vous permet d'être la personne que vous souhaitez être. Une question à se poser régulièrement, en effet, et à laquelle il est parfois bon de laisser son cœur répondre, et pas seulement sa tête.


Et vous, depuis combien de temps ne vous l’étiez-vous plus posée ?

Hugues BONNETAIN – Juin 2018

 

[i] Voir notamment l’article qu’y a consacré la Revue Etudes en 2013 ainsi que l’ouvrage de Laurent Tertrais : Politique du travail, la fierté professionnelle


[ii] Faisant écho à cette allégorie bien connue de l’importance du sens dans le travail, celle des trois tailleurs de pierre : Trois tailleurs de pierre qui façonnent, côte à côte, une pierre. Le premier tailleur de pierre, assis sur sa chaise, frappe mécaniquement sa pierre et quand on lui demande ce qu’il est en train de faire, il répond d’un air las : je taille une pierre. A ses côtés, le second tailleur de pierre effectue le même travail, avec les mêmes outils et la même technique. Quand on lui demande ce qu’il est en train de faire, il explique qu’il taille une pierre pour construire un mur. Le troisième tailleur de pierre, lui, travaille en chantonnant, très consciencieusement. Quand on lui demande ce qu’il est en train de faire, il répond avec un grand sourire : « je construis une cathédrale ».


[iv Ibid.



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